TEXTES
Du silence avant toute chose

« Je me souviendrai toujours du jour où je me promenais dans un parc quand j’entendis soudain une musique qui me semblait venir d’un autre monde. Cela faisait des années que j’étudiais le piano et pourtant je ne la connaissais pas. Elle était d’une douceur quasi irréelle, comme touchant au plus profond et semblait n’avoir encore jamais été révélée. Je m’approchais peu à peu de la source sonore et fut pris d’un vertige: j’étais en train d’écouter une oeuvre que je travaillais depuis des mois et je ne l’avais pas reconnue! Pas à cause d’une interprétation différente ou de quelque autre critère, mais parce qu’à cet instant précis je ne m’attendais tellement pas à écouter de musique que j’avais perdu tout repère. Une sorte de vascillement dans la « non-connaissance » m’avait plongé dans un état de réception totale. C’était comme si j’entendais cette oeuvre pour la première fois, et il n’y avait aucun écran entre elle et moi. Mieux, la notion de « musique » elle-même n’existait plus, il y avait juste l’écoute. Peu après la reconnaissance de l’oeuvre, je perdis progressivement cette sensation délicieuse de la découverte. Mais à partir de ce jour-là je ne travaillai jamais plus de la même façon. Je mis longtemps avant de pouvoir m’expliquer ce qui s’était passé: un accueil, accueil sans référence, sans condition, sans concept, et ce n’est pas tant ce qui avait été accueilli qui avait été essentiel dans cette expérience que l’accueil lui-même.

Pendant l’écoute, il n’y avait eu personne qui écoutait

Et dans cette ouverture totale se produisit la pure « compréhension » d’une oeuvre que je côtoyais pourtant tous les jours mais que je n’avais en réalité encore jamais entendue… La musique semblait donc avoir été à la fois le vecteur d’une ouverture et l’ouverture elle-même. Cela me fit penser au moment où l’on ouvre pour la première fois une partition. À ce moment précis, il n’y a pas d’analyse, mais seulement la surprise. L’oreille prend alors plaisir à goûter les sons, à la liberté infinie avec laquelle elle peut les créer. Puis, à mesure que le travail intervient, on perd ce sentiment de fraîcheur et les habitudes prennent le relais. La vigilance de l’interprète doit alors rester intacte pour percevoir le voile qui le sépare de la musique. Je pris peu à peu conscience de la mesure de cette ouverture, dont l’artiste peut se faire le passeur et par là même la transmettre aux autres, de sorte qu’ils se retrouvent unis l’un et l’autre en elle. Plus tard, en découvrant les récits d’éveil, je reconnus ce parallèle saisissant avec les expériences que je pouvais vivre à travers la musique, et commençai en même temps à appréhender chaque jour une sorte de confiance dans le simple fait d’être.

En fait, lorsque je joue, j’ai plutôt l’impression « d’être joué »

Je ne me mets pas au travers de ce qui vient. Il en est exactement de même lorsque je compose. Le musicien se ressent alors comme le vecteur, l’expression la plus pure de la Nature, et comprend qu’il n’y a pas lieu de s’approprier cette inspiration. Pour autant, et cela peut paraître paradoxal, les identifications et les peurs font également partie de cette énergie créatrice. Ce sentiment d’Unité se retrouve également avec l’outil, l’instrument. On pourrait parler d’une sorte d’incarnation car il n’y a alors plus de séparation entre la technique et la musique, et ce même si la matière en amont fût extraite maintes et maintes fois, travaillée, puis retravaillée… Au final, on respecte la Nature. Tout se fait selon ses règles, et la détente musculaire et l’unicité de l’énergie sont les maîtres mots. Dans ces moments-là, je ressens que la musique n’est elle-même qu’un outil, une sorte de passerelle entre le silence et nous, silence duquel elle émerge. D’ailleurs, dans l’histoire, on remarque souvent qu’à la fin de leur vie les compositeurs écrivent une musique de plus en plus dépouillée, utilisant moins de notes, peu « d’ effets », comme pour toucher à l’essentiel. Malheureusement, la société a souvent tendance à sacraliser l’outil…

Ici, c’est le sens qui fait le son

Tout travail qui n’est pas en relation avec cette énergie (appelons cela comme on veut, la Nature, la Vie, Dieu…) se détourne de l’essence même de la musique. On pourrait dire que l’interprète, grâce à sa singularité même, touche à l’universel en s’unissant à l’urgence créatrice du compositeur. En fait, sa singularité est l’universel, et il serait bien illusoire de croire que c’est en balayant son individualité qu’une interprétation sera touchante. Interpréter, c’est donc d’abord rester innocent, insouciant. Mais la vie de musicien offre de nombreuses occasions de manquer un rendez vous avec soi-même! Par exemple pendant une interprétation, lorsque le trac survient, il se produit une sorte de rupture de cette énergie, de sorte que l’attention n’est plus fixée sur le moment présent mais un peu après lui. C’est comme si l’on conduisait une voiture et que l’on avait peur de ce qui allait se passer un kilomètre plus loin, le regard se fixant soudainement sur l’horizon au lieu de la route. Comprendre les raisons de ses peurs (le regard des autres, l’importance d’une échéance, la fatigue accumulée…) est indispensable. Les mettre en lumière permet de ne pas s’y attacher.

Le maître-veilleur

Le Maître en musique au fond n’a rien à « enseigner ». La seule chose qu’il puisse faire, c’est de rendre l’élève conscient de tout ce qui peut venir entraver sa vraie nature, tant du point de vue physique que spirituel. L’élève a vite fait de croire que sa nature est différente de celle de son voisin, et déjà en raison du fait que leurs « interprétations » de la même oeuvre sont dissemblables. En fait, la Nature ne se voit probablement pas à chaque moment de la même manière, et elle se déploie avec infiniment de nuances. En ce sens, la forme « variations » en musique (plus encore que la forme « sonate ») est peut-être celle où la Nature semble le plus s’amuser, prendre plaisir à jouer de ses formes, à provoquer, à s’explorer elle-même. Le Maître n’a donc rien à apprendre que l’élève ne sache déjà (sinon il sera toute sa vie obligé de désapprendre) mais à lui permettre de se révéler à lui-même, et ce avec une attention totale dénuée de jugement, jusqu’à celui de la propre évolution de l’élève. Par exemple, lorsque le Maître demande d’écouter et de vivre le silence précédant, suivant ou faisant partie de la musique, le silence existait bien avant cette nouvelle prise de conscience. En ce sens, on pourrait dire que l’espace compris entre deux notes est infiniment plus important que les notes elles-mêmes. La plupart des élèves ont peur d’eux-mêmes lorsqu’ils se réfèrent à des « autorités »: le compositeur, le professeur, la technique… Par là-même, ils se sentent obligés d’agir sur la musique, au lieu de la laisser entrer en eux. Lorsque cela est vu, « ce qui reste » est alors accueilli sans peur et sans intention de le combler. Etre « mûr », c’est accueillir ce silence maintenant, et reconnaître qu’il existe au delà de tous les conditionnements. C’est peut-être tout l’art d’enseigner, et le maître-veilleur, qui s’il ne devait avoir qu’un seul but serait certainement celui de devenir inutile, insuffle alors la vie et la confiance (en Soi), tel un souffle sur la braise. La musique qui nous bouleverse est celle qui révèle ce que nous sommes. L’Absolu se manifeste en nous prenant dans ses bras et en nous chuchotant à l’oreille. Et si nous savons écouter, nous goûtons soudain l’étonnement d’exister et la Joie en notre propre intimité. »

Pascal Amoyel

Job ou Dieu dans la tourmente

Texte en lien avec les compositions Itinérance (voir le disque contenant cette création), Kaddish de Terezin et Nigun. En savoir plus

« L’Eternel répondit au Satan : Eh bien ! Tout ce qui lui appartient est en ton pouvoir… » Job, I-12
Job le Bon. Job le Pieux. Job le Généreux.
Et puis Job fauché par le mal, à petit feu, graduellement, méthodiquement… Mais que prend-il à Dieu de vouloir faire un pari avec le Satan ? N’a-t-Il pas d’autres moyens de tester la croyance de Job ? Qu’a t-Il même besoin de la tester, de la mesurer ? La croyance aveugle en son Nom ne l’insurge t-Il pas ?
La foi est-elle donc plus précieuse que la bonté, la simple bonté qui rend Job à l’image de son Dieu ?
Mais qu’ont fait les enfants de Job pour mériter de mourir comme cela? Tout cela n’est-il qu’un jeu ? La vie n’est-elle qu’un jeu ? Dieu aime t-Il jouer avec les hommes ? Ou bien peut-être souffre t-Il encore bien plus que Job ?
En attendant il pleure toutes les larmes de son corps le pauvre Job, Job l’inconsolable. Et puis il rumine et crache son sang, sa chair le pèse et le torture.
Non, ce n’est pas possible, le Seigneur est en dehors de tout ça. Jamais il ne pourrait tolérer que le malin empiète sur Son territoire. Mais alors que fait-Il ?
Satané pari !
Job le nu, Job le malade, Job le Saint qui pue couvert de vermine et de fange de la tête au pied. Il rampe à terre et prie le Bon Dieu de lui épargner ça. « Je t’en prie, ô mon Dieu ». Job le mutilé, Job le piétiné. Job le Pieux. Mais qui serait-il donc pour prétendre remettre en cause la Justice de Dieu !
Et puis un beau jour il se révolte, enfin. Dieu ne peut pas être si bon, tout ça c’est des histoires. Ses amis tentent bien de le raisonner mais trop, c’est trop. Beaucoup plus qu’un homme peut supporter. Il n’est quand même pas prêt à payer pour toute la misère du monde ! Et toute la misère du monde, c’est la sienne.
Le temps passe. Beaucoup de temps. Une éternité pour Job. Puis voici enfin Dieu qui s’adresse à lui. L’Eternel son Dieu dont la seule évocation du Nom fait trembler toute la Création. Mais non, bien-sûr, il y a eu méprise, la vie n’est pas absurde, seulement incompréhensible… Le Monde est trop beau et Dieu bien trop grand pour que quiconque s’adjuge le droit de L’appréhender. Job n’a décidément rien compris, il est probablement un peu stupide, comme tous ses semblables. Job le renégat, si prompt à juger la vie… Juger la vie, c’est insulter le Septième Jour. Mais comment un homme peut-il se permettre de se rebeller contre ce qu’il ne peut comprendre et le dépasse ? Certes, il a perdu tout ce qu’il possédait, il a souffert atrocement, tous ceux qu’il chérissait le plus au monde sont morts, il n’est plus qu’une ombre hagarde et muette, sans espérance ni requête, mais allons, maintenant, reprends toi un peu Job !
C’est tout ? Oui, et qu’on se le tienne pour dit. L’Explication Suprême a déjà été délivrée. Job a osé se révolter mais Dieu, dans sa très grande Miséricorde, l’aura épargné. Encore heureux que le pauvre homme n’ait été jusqu’à remettre en cause l’existence même de Dieu, c’eût été vraiment le comble…
L’Histoire s’arrête là. Pour le moment. D’autres viendront bien vite. Job l’Immortel.
Job le pieux, Job le pion, il refait sa vie le bon vieux Job et il semble heureux. Oui, mais jamais il n’oubliera…

Pascal Amoyel

Bibliographie
  • Dominique Xardel (entretiens avec) (préf. Claude Samuel), Les pianistes, Paris, Séli Arslan, coll. « Si c’était à refaire »,
  • Du silence avant toute chose, par Pascal Amoyel, revue 3e Millénaire (n°88), été 2008
  • Le duo violoncelle-piano, approches d’un genre (collection microsillon sous la direction de Mélanie Guérimand, Muriel Joubert, Denis Le Touzé), 2016
  • Improviser au piano pour les nuls (par Gwendal Giguelay), 2017
  • Préface du livre « Autisme et musique, un duo harmonieux » de Françoise Dorocq et Raymond Bossut